vendredi, octobre 31, 2008
L'hippopotame et le philosophe...
Je suis tombé sur un livre de Théodore Monod, un recueil, en fait, de ses causeries sur Radio Dakar en1941. Causeries rapidement interrompues car censurées par le régime de Vichy, censure que T. Monod jugea vite insupportable. La justification de ce recueil nait de la nécessité de publier ces textes sans la censure...
T Monod est un sage, un phare du XXième siècle et je ne résiste pas à l'envie de vous faire partager une de ces émissions Intitulée : PLAIDOYER POUR L’ÊTRE VIVANT .
Je balance entre l'admiration devant la modernité de ce texte, sa pertinence toujours actuelle, et la déception devant le peu de chemin parcouru depuis 1941. (Voire la détérioration de la situation, partout dans le monde et plus encore en Afrique)
Je vous laisse juge :
"Les vieux prophètes d’Israël, dont le message demeure, près vingt-cinq siècles, singulièrement actuel annonçaient une ère bienheureuse où les créatures, enfin réconciliées, vivraient en paix, le loup habitant avec l’agneau, la panthère avec le chevreau, le lion oubliant ses
griffes, la vipère son venin, l’homme désapprenant la guerre.
Les temps messianiques ne sont pas venus, la cité éternelle n’est encore qu’une chaude espérance, mais la notion de la solidarité foncière qui nous unit au monde animal éveille en nous un vibrant écho. L’homme, toujours modeste, se croyait seul, sans commune mesure avec le reste des créatures offertes à son insensible domination. Et voici qu’il découvre sa propre origine plongeant droit au cœur d’une animalité soumise (tout comme lui) à la maladie, à la douleur, à la crainte, peut-être aux terreurs de l’agonie.
Frère attardé, soit. Mais frère. De celui-ci qu’avons- nous fait, nous les aînés et supposés, peut-être, à ce titre, plus “raisonnables” ?
Lorsqu’au printemps 19l3, le Dr Albert Schweitzer, qui est aujourd’hui l’un de ces hommes qui empêchent quand même de désespérer tout à fait de l’humanité, regagna le bord après une escale à Dakar, il fut accueilli par cet avertissement “Si vous ne pouvez supporter de voir maltraiter les animaux, ne venez pas en Afrique, car vous y verrez souvent d’horribles choses en ce domaine. Certes le continent noir n’a pas le monopole des souffrances inutiles et lâches infligées à l’animal sans défense. Les pays dits “civilisés” n’ont-ils pas aujourd’hui encore leurs scandaleuses cruautés, leurs courses de taureaux, leurs combats de coqs, leurs pinsons ou leurs ramiers aveuglés, leurs chasses à courre, leurs tirs aux pigeons, et, bien souvent, des méthodes d’abattage encore imparfaites ? Le fait n’est que trop certain, mais c’est l’Afrique qui nous intéresse ici,
Il faudrait y vivre les veux fermés pour ignorer que le sort de l’animal y est, dans l’ensemble, misérable ou, ce qui revient d’ailleurs au même, que l’être humain y fait preuve trop souvent d’une entière insensibilité.
Ce n’est pas pourtant par méchanceté proprement dite, intentionnelle, que l’indigène ira dépecer vivante une tortue, coudre la bouche d’une hyène ou éventrer un chien. Il s’agit de pratiques : alimentaire dans le premier cas, traditionnelle dans le second, thérapeutique dans le troisième, que l’on a toujours vues en usage, et qu’on continuera à employer, sans se poser la moindre question. Manque total d’imagination entraînant une complète absence de pitié, celle-ci fonction de celle-là, et “sympathie” vraie au sens étymologique du mot.
La pitié n’est pas naturelle. Elle était sans doute inconnue de l’homme préhistorique, elle l’est certainement de l’enfant, incapable d’imaginer que l’insecte qu’il s’apprête à torturer en souriant, et sans songer le moins du monde à mal faire, pourrait être autre chose qu’une minuscule et divertissante mécanique, créée tout exprès pour lui servir de jouet. La pitié est une conquête de la conscience, conquête laborieuse, inachevée et perpétuellement a recommencer. Le préjugé commun de nos contemporains, un peu honteux quand même sans l’avouer, cherche discréditer la pitié, pour se dispenser d’avoir à la pratiquer, en la qualifiant de “sensiblerie”. Eprouver quelque scrupule à l’endroit de l’animal, ne serait-ce pas pour un homme frôler le ridicule ? Si l’on veut, mais préférons alors le “ridicule” (entre guillemets) d’un Bouddha ou d’un saint François d’Assise au cruel “bon sens” — toujours entre guillemets — de Mr X...
A l’égard de l’animal domestique, notre responsabilité est accrue puisque ces êtres, artificiellement séparés de leur milieu naturel, dépendent entièrement de nous qui sommes, ou devrions être, leur providence vivante. La sommes-nous ? Allons le demander ensemble à ces chevaux squelettiques, à ceux que torturent des mors d’un modèle barbare ou des éperons démesurés, à ces ânes dont les plaies saignantes n’interrompent pas le profitable labeur, à ceux que l’on massacrait, il y a quelques mois, au coupe-coupe, dans un poste lointain, à ces chameaux aux blessures rongées sept cents kilomètres durant par les lourdes barres du sel saharien, aux chiens abandonnés, capturés et mis à mort par des procédés trop souvent brutaux, à ces nichées de chats qu’au lieu de supprimer sans douleur nous laissons périr de misère dans les rues, à ces tourterelles sanglantes aux ailes brisées qu’a quelques kilomètres de Dakar des garnements offrent aux passants, à ces oiseaux attachés et livrés aux jeux cruels des enfants, à ceux qui périront en grand nombre, en Afrique, sur mer et à l’arrivée, entassés pour l’exportation dans des cages, souvent trop petites, à ces pintades à ces volailles amarrées et transportées en bouquets, ficelées comme s’il s’agissait d’insensibles fagots. L’animal domestique est ainsi traité, on peut imaginer le respect que l’homme aura de la vie sauvage et libre. On sait que beaucoup d’espèces animales ont déjà disparu devant notre activité destructrice, décuplée, bien entendu, depuis la vulgarisation de l’arme à feu. Il est de ces vandalismes qui sont tout récents et ne font pas honneur à l’esprit de prévoyance de nos contemporains. C’est ainsi qu’ont été exterminés la Vache marine en 1780, le Grand Pingouin en 1844, le Dronte en 1679, le Cheval Tarpan en 1866, l’Aurochs vers 1627, etc. « La grandeur de la perte subie par la science et même par l’économie humaine découlant de ces massacres insensés ne peut encore être évaluée », écrivait un professeur d’université en 1937.
Si bien des espèces sont d’ores et déjà définitivement détruites, un beaucoup plus grand nombre est menacé. Au train dont nous nous acharnons a cette inintelligente besogne, avant longtemps viendra le jour ou l’on ne parlera plus qu’au passé de plusieurs espèces de Baleines, de quelques autres Mammifères marins, d’une série d’Ongulés dont plusieurs sont africains, de certains Oiseaux, Reptiles ou Insectes inoffensifs. De nombreuses plantes sont dans le même cas.
On dira que ces faits sont inévitables. Singulier aveu. Remarquons d’abord qu’il est bien rare que l’animal ou le primitif détruisent par simple joie, pour “s’amuser”, comme le fait si volontiers le civilisé, en dehors de toute nécessité alimentaire ou défensive, sans autre prétexte que de s’affirmer le roi de la création et si possible, de se faire photographier, dans une pose héroïque, carabine au poing, au milieu de ses victimes. Outre les destructions inutiles, il reste, il est vrai, celles qu’entraînent, automatiquement, les progrès de l’occupation du sol et du défrichement.
Comprenons-nous bien. Si vraiment l’homme est raisonnable, comme il l’affirme, c’est le lieu d’en administrer la preuve. Il n’est pas question de renoncer à telle ligne télégraphique parce qu’elle risque de désobliger les girafes. Mais si l’homme en occupant tel territoire doit par là même l’interdire aux girafes, qu’il assure ailleurs à celles-ci — la place ne manque pas — une zone où elles puissent continuer à prospérer à l’abri des lignes télégraphiques, des sagaies, des feux et des fusils Lebel.
La question dépasse d’ailleurs celle de l’existence de quelques espèces animales auxquelles des âmes sensibles, égarées en un siècle d’airain, ou des savants fanatiques voudraient épargner une trop rapide destruction. La faune n’est pas seule en cause. La couverture végétale en particulier la forêt, attaquée sans répit par le fer et par le feu, diminue d’année en année. Sait-on, par exemple, qu’à Madagascar la superficie de la forêt primitive, en trente années, est tombée de vingt-cinq à deux millions et demi d’hectares
Et l’on comprendra peut-être toute la gravité de faits de ce genre si l’on songe que sur d’immenses territoires la destruction du couvert végétal primitif entraîne sa dégradation définitive, le processus étant souvent irréversible sur un sol privé d’humus, exposé dès lors au soleil et aux vents, au ruissellement, à tous les ravages de l’érosion, la végétation originelle ne se reconstruira plus. Et c’est la perte irréparable d’espèces dont beaucoup, méconnues aujourd’hui, auraient pu se révéler un jour du plus haut intérêt quant à leur utilisation. Avons-nous le droit de gaspiller ainsi un capital élaboré au cours de siècles innombrables, légué par la nature, et dont nous demeurons responsables vis-à-vis de nos successeurs
A l’honneur de l’humanité, il faut dire que déjà un certain mouvement de protestation se dessine. Timide encore, certes, et qui se heurte à bien des indifférences, parfois à bien des sarcasmes, Mais qui existe. La Belgique, l’Angleterre, les Pays-Bas, les Etats-Unis ont déjà fait un effort considérable pour assurer à des lambeaux de nature primitive et vierge une protection efficace. Des voix se sont élevées en France pour réclamer des mesures analogues . On veut espérer quelles seront écoutées et que le nécessaire sera fait, et fait à temps. Des parcs nationaux, comme le parc Kruger au Transvaal, le Parc National Albert au Congo belge, le parc de la Kagera au Ruanda oriental, et également des réserves naturelles intégrales (quelque chose de très différent, par définition, et de la réserve forestière et de la réserve de chasse) devront un jour assurer à quelques coins au moins de nature intacte, en Afrique française, une protection efficace. Quant à celle des animaux menacés d’extermination, il faut sans doute la demander à une législation rigoureuse et rigoureusement appliquée.
Il faut aussi, il faut surtout la demander à un changement de mentalité, d’attitude, je dirais presque de philosophie. Rien de moins. La rigueur des lois ne sera plus nécessaire le jour où la conscience d’un homme, enfin humanisé, lui interdira toute destruction inutile, le jour où il refusera d’infliger pour s’amuser’ une souffrance gratuite, le jour où, las du massacre, il préférera au fusil les jumelles du naturaliste ou l’appareil photographique du curieux, le jour où, se découvrant enfin solidaire du reste des créatures et des autres animaux, il aura appris le respect de la vie.
Chimère ? En êtes-vous bien sûrs ? Chimère sur le méridien zéro peut-être, au moins aujourd’hui. Mais voulez-vous que nous ouvrions ensemble la règle des moines taoïstes chinois ? Qu’exige-t-elle de ces hommes qui tout de même ne sont pas des anges et appartiennent à la même espèce zoologique que vous et moi ? Ecoutez : « Tu n’écraseras intentionnellement ni insectes, ni fourmis — Tu n’effrayeras ni ne chasseras les oiseaux qui couvent — Tu ne te serviras ni d’hameçons, ni de flèches pour t’en faire un amusement — Tu ne cueilleras ni n’arracheras sans raison les fleurs ou l’herbe — Tu n’abattras point d’arbre par plaisir — Tu ne tireras point de leur terrier les animaux hivernant sous terre — Tu ne verseras point d’eau bouillante sur le sol pour faire périr des insectes ou les fourmis »
Est-il besoin de rien ajouter ? Puisse le sourire de cette divine Pitié éclairer un jour le monde entier, jusqu’au méridien zéro inclusivement, bien entendu "
Theodore Monod : L’hippopotame et le philosophe.
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A propos de la Photo qui illustre ce billet, elle fut prise au zoo de la Barben en 2007...
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